CONTES INITIATIQUES PEULS

Voici une rapide petite note de lecture consacrée aux Contes initiatiques peuls, racontés par Amadou Hampâté Bâ, né en 1900 (ou peut-être 1901) et mort en 1991. Je m’appuie sur l’édition Pocket (416 pages).

peulsL’ouvrage rassemble deux contes: Njeddo Dewal, mère de la calamité et Kaïdara. Le texte est truffé de notes de bas de pages et autres notices explicatives rassemblées en fin de volume (quarante pages de notes rien que pour le conte Njeddo Dewal, mère de la calamité). On a donc non seulement des récits mais aussi des commentaires qui permettent de les situer dans leur contexte culturel. Inutile de dire que c’est une lecture fort utile – en plus d’être divertissante et enrichissante – si vous cherchez de l’inspiration pour mettre en scène les plaines de Pamalt dans Glorantha.

Du point de vue cosmogonique, on est en terrain connu: il y a un âge d’or au pays fabuleux de Heli et Yoyo, paradis ancestral des Peuls; leur mauvaise conduite provoque leur disgrâce et Guéno, le Créateur de toute chose, façonne Njeddo Dewal, la grande sorcière, chargée de mettre les Peuls à l’épreuve, en leur infligeant tout un tas de maux qui pourrissent la vie: maladies, sècheresses, souffrances de toutes sortes. Deux figures héroïques, Bâ-Wâm’ndé et Bâgoumâwel, se lancent dans de dangereuses aventures, croisent d’innombrables personnages secondaires, humains ou animaux, accomplissent mille exploits, et viennent finalement à bout de Njeddo Dewal grâce à leurs belles qualités morales et à leur courage, qui deviennent ainsi des modèles pour tous les Peuls soucieux d’éviter une vie de malheurs. Le récit contient de nombreuses péripéties communes aux autres traditions mythologiques, comme le voyage dans l’autre monde, ou bien les étapes de la préparation de la quête (rassembler armes et objets appropriés, mobiliser des alliés…).

Cependant, qu’il s’agisse des ressorts de l’action, des valeurs, de la vie quotidienne, du bestiaire ou de la flore, ces contes mythologiques nous font aussi pénétrer dans un univers de détails spécifiques au cadre de vie africain des Peuls. Cela constitue une aide précieuse pour mettre en scène de façon consistante l’univers des Doraddi de Kothar même si, évidemment, aucune transposition directe n’est possible. Les plaines de Pamalt de Glorantha ne sont ni le Mali ni le Sénégal d’autrefois (pour citer un seul exemple, les Peuls étaient des bergers qui élevaient des troupeaux, ce qui n’est pas le cas des Doraddi de Kothar, qui sont des chasseurs semi-nomades).

Njeddo Dewal: sorcière, ogre ou vampire?

Une remarque au passage: il y a quelques similitudes assez étonnantes entre ce conte et celui du Petit Poucet. Le petit Bâgoumâwel, enfant prodige, s’adresse à sa mère depuis l’intérieur de son ventre: « Mère, enfante-moi » (coucou Kirikou). Puis il sauve sept de ses oncles un peu niais, séduits par les sept filles de Njeddo Dewal, d’une mort atroce (la sorcière envisage de boire leur sang), en leur révélant le vrai dessein de leur future belle-mère. Prenant la place des sept filles dans leur lit et maquillant ces dernières, préalablement endormies par magie, afin qu’elles soient confondues avec eux, les oncles parviennent à prendre la fuite tandis que la sorcière, croyant porter un coup fatal à Bâgoumâwel et aux Peuls, décapite ses filles, ce qui la fait sombrer dans une profonde affliction et une colère démentielle quand elle découvre sa tragique méprise. Pas besoin d’un dessin, non?

Ceci étant dit, Njeddo Dewal, parce qu’elle aspire le sang de ses victimes, s’éloigne de la figure de l’ogre pour se rapprocher de celle du vampire, ce qui est d’ailleurs souligné par la manière dont elle meurt: « (…) trébuchante, elle alla s’affaler sur la pointe aiguë d’une souche de bois aussi dure que du métal trempé, et s’y empala. ». Eh oui, pour tuer Njeddo Dewal, il faut lui enfoncer un pieu dans le corps!

Un dernier mot, avant de vous laisser découvrir de larges extraits: Njeddo Dewal est une figure du mal assez atypique et tragique. Elle est, comme toute chose, une création de Guéno, le dieu suprême des Peuls. Elle fait donc partie du cosmos, et n’est pas le produit d’une déchéance. Elle joue un rôle important et, d’une certaine manière, positif: son action doit permettre aux Peuls de stimuler ce qu’il y a de meilleur en eux, pour la vaincre. Une fois sa « mission » accomplie, elle est « retirée » du jeu, autrement dit elle meurt: « Son ventre fut déchiré et tout l’intérieur de son corps – intestins, foie, pancréas, poumons, cœur – se répandit sur le sol. Ainsi périt l’incarnation du mal, Njeddo Dewal, mère de la calamité. » Pour cette raison, et d’autres à découvrir dans le fil du récit, elle est une figure touchante, et pas seulement repoussante.

Quelques extraits

La grande quête de Bâ-Wâm’ndé, l’homme de bien / Nouvelle étape vers l’inconnu (p. 110)

– Ô Bâ-Wâm’ndé, s’écria la tortue, prends garde! Abstiens-toi d’aller sur cette île où les ongles et les dents des visiteurs tombent comme des fruits mûrs. Oui, homme de bien, l’île est peuplée de vers énormes dont les poils gros comme des brosses de sanglier sont hérissés comme des pics: ces vers grignotent et réduisent en poudre tout ce qui se trouve à portée de leur bouche. (…) On y trouve aussi un fourmilier et une femelle de scorpion, qui est la reine du lieu. Dès que vous serez arrivés, allez lui demander l’hospitalité. (…) Pour pénétrer dans l’île, dit-elle, marchez droit devant vous, sans vous écarter du premier sentier qui se présentera. Ce sera une sorte de venelle qui vous mènera droit au trou où réside la Reine scorpion. Dès que vous serez à la porte de sa demeure, dites-lui que vous êtes des étrangers venus lui demander l’hospitalité. Tout d’abord, elle vous ordonnera méchamment de décamper et d’aller loger ailleurs. En guise de réponse, asseyez-vous à terre et dites-lui: « Nous sommes ici au nom de la Tradition et votre mauvaise humeur ne nous fera point partir. » Elle entrera alors dans une grande colère; mais ne craignez rien, ce ne sera qu’un simulacre. Elle vous menacera de vous faire avaler par un ver de terre. Rétorquez-lui que, justement, vous avez bien envie de visiter le tube digestif d’un ver car vous ignorez comment il est fait. Sur ce, un énorme ver de terre se précipitera sur vous, ouvrira sa bouche et (…) vous avalera tous les deux et vous verrez ce que vous verrez.

Bâgoumâwel l’enfant prédestiné / Dans l’antre de la sorcière (p. 182, imprécation de Njeddo Dewal)

Ô Guéno! Puisses-tu faire tomber les dents de Bâgoumâwel et lui inoculer une variole qui laissera ses pustules sur son corps, l’enlaidira et lui crèvera les yeux!
Qu’il tombe malade et que ses facultés dépérissent!
Que sa chair se consume!
Que ses os pourrissent!
Que sa peau se dessèche et se ratatine!
Qu’il pue comme un village d’ordures installé auprès d’un abattoir!
Que les vers grouillent en lui et qu’il en perde son sang!
Que rien désormais ne lui soit plus facile!
Que ses nerfs se dévident comme le fil d’un écheveau!
Que ses lèvres se boursouflent!
Qu’il gonfle et se remplisse de pus!

Bâgoumâwel l’enfant prédestiné / Dans l’antre de la sorcière (p. 185, rituel divinatoire de Njeddo Dewal)

Elle cracha sept fois dans le canari et fit bouillir le tout. Quand le mélange eut bien bouilli, elle en recueillit le liquide. Elle en utilisa une partie pour faire cuire un dîner qu’elle consomma debout. Avec le reste, auquel elle ajouta de l’eau provenant d’un vieux puits peuplé de grenouilles, elle prépara un bain dans lequel elle se purifia, après quoi elle confectionna une sorte de coussin circulaire en tressant des branches tendres de ngelôki et un autre en tressant des branches de safato. Cela fait, elle s’allongea sur le sol à côté de la tombe, plaça le coussin de ngelôki sous sa tête et le coussin de safato sous ses pieds. Puis, la tête tournée vers l’ouest, dans l’attente d’un rêve prémonitoire, elle s’endormit. Quelques instants avant le premier chant du coq, elle fit un songe.

Bâgoumâwel l’enfant prédestiné / Les sept cercueils de pierre (p. 201)

Pendant que les oncles de Bâgoumâwel se laissaient ainsi enivrer par leurs propres chants, ils ne s’apercevaient pas que derrière eux, au fur et à mesure de leur avance, la caravane diminuait régulièrement, comme peu à peu avalée par la terre. (…) Tout à coup, à l’immense stupéfaction des jeunes gens, leurs montures disparurent sous terre, comme avalées par un enlisement, et chacun d’eux se retrouva assis sur le sol. (…) Les sept jeunes gens sentirent soudain que de puissantes forces invisibles les obligeaient malgré eux à s’allonger sur le sol et les y maintenaient immobiles, tandis que l’on maçonnait autour d’eux quelque chose d’aussi dur que de la pierre. (…) Ainsi les pauvres jeunes gens se trouvèrent-ils bientôt emmurés dans un cercueil de pierre, tels des vivants parmi les morts ou des morts parmi les vivants. (…) [Njeddo Dewal] ordonna ensuite à ses génies de lever les sarcophages et de les planter debout tout autour d’une circonférence de sept coudées de diamètre. Quand ils furent ainsi plantés comme une haie macabre, elle alla chercher son sac et en sortit les sept sachets contenant ce qui restait des cendres de ses filles. (…) Njeddo Dewal sortit alors de son sac un sachet de poudre. Elle en jeta une partie sur chacun des sept tas de cendres. Elle mélangea le tout au moyen d’une baguette de jujubier, cracha sept fois sur chaque tas, puis prononça des paroles inintelligibles pour toute autre qu’elle. Les cendres se mirent à remuer comme de la crème que l’on baratte. Le mélange devint semblable à un grumeau de sang. La matière agglutinée monta comme sous l’action d’un levain et s’arrondit en forme de gourde, évoquant le ventre d’une femme enceinte. Mais la gourde était transparente et, sous les yeux des sept momifiés, les gros morceaux de sang se transformèrent en os, en chair et en nerfs. Le tout s’ajusta miraculeusement et s’agença en une construction semblable à une termitière qui aurait eu vaguement l’aspect d’un corps de femme, mais un corps privé de tête.

Bâgoumâwel l’enfant prédestiné / Les sept cercueils de pierre (p. 203)

Un mois s’était écoulé depuis le départ de la caravane. A Heli et Yoyo, on n’avait reçu aucune nouvelle des jeunes gens. Wâm’ndé, la mère de Bâgoumâwel, se rendit auprès de son fils: « Mes frères ont suivi la femme commerçante et voilà un mois que nous sommes sans nouvelles d’eux, gémit-elle. Je crains qu’il ne leur soit arrivé quelque malheur. » Alors, soulevant ses seins et les pointant vers Bâgoumâwel, elle lui dit en le regardant bien en face: « Je t’en conjure, par le liquide nourricier que tu as sucé de ces deux organes que je pointe vers toi, Bâgoumâwel mon fils, dis quelque chose pour me rassurer sur le sort de mes frères, ou fais quelque chose pour me les ramener. Ô taurillon du Wâlo! Ils sont tes oncles! Eux et moi sommes sortis du même ventre et avons sucé le même lait. Leur malheur est le mien et par ricochet il est aussi le tien. »

Bâgoumâwel l’enfant prédestiné / La dernière flèche (p. 233)

Njeddo se transforma alors en inondation. Ondulant avec une rapidité incroyable, elle envahit le pays de Heli et Yoyo, remplissant les trous et les cavernes de son eau fétide. Elle submergea les bosquets et les monticules, imbiba les murs en pisé, fit s’écrouler les cases. Elle recouvrit les prairies et noya les animaux qui y paissaient. (…) Se retournant, [Bâgoumâwel] s’aperçut que l’inondation l’avait rejoint et que la « tête de l’eau » pénétrait après lui dans la maison. Il se hâta de soulever le tesson de canari dans lequel le salpêtre était maintenant cuit à point. L’eau envahit la case et éteignit le feu. Bâgoumâwel, tenant assez haut le tesson, s’apprêtait à sortir lorsqu’il sentit des sortes de tentacules s’enrouler autour de ses jambes. Il en émanait une matière gluante qui essayait de se répandre sur tout son corps. Il se secoua avec force pour se dégager et essayer de rejoindre la porte. Immédiatement, le niveau de l’eau monta, atteignit sa poitrine. Bâgoumâwel ne bougea plus. Il resta calme, attentif, car il se doutait qu’avant longtemps Njeddo Dewal lui apparaîtrait, sous une forme ou sous une autre. Au moment même où il formulait cette pensée, l’eau s’agita comme si elle entrait en ébullition. Elle prit la forme d’une grosse tête munie de sept oreilles et de trois yeux, dont un au beau milieu du front. La tête monstrueuse ouvrit une bouche aussi large qu’un gouffre. Elle dit: « Ô Bâgoumâwel! Sache que le plus vaillant des guerriers, fût-il couvert de mille victoires, peut tomber un jour sur le champ de bataille. (…) Je vais t’immobiliser, réduire à néant ton énergie, et c’est les yeux grands ouverts que tu verras la profondeur de ma bouche dans laquelle, impuissant, tu vas sombrer comme dans une nuit obscure qui ne serait suivie d’aucune aurore brillante. »

Au pays de Heli et Yoyo / Le paradis perdu (p. 30)

Outre l’amandier, les arbres fruitiers qui peuplaient la brousse présentaient sept espèces dominantes: l’acacia à fruit comestible, le palmier-dattier dont les grappes serrées fournissaient un fruit plus doux que le meilleur des miels; le jujubier dont un seul fruit pouvait emplir la bouche la plus démesurée; le tamarinier dont le fruit soigne toutes les maladies imaginables; le rônier dont un seul fruit pouvait rassasier un éléphant. Quant au figuier, tenter de décrire ses fruits serait minimiser leur valeur. Enfin, oui, oui! au pays de Heli et Yoyo chaque arbre de karité donnait assez de beurre pour nourrir tout un quartier de village pendant un an! (…) En ce pays, le beurre n’était pas rare; on le tirait non seulement du karité mais aussi de l’arbre m’pegou, sans parler du beurre crémeux fourni par les vaches opulentes. L’arachide des plaines et les sardines des fleuves fournissaient toute l’huile nécessaire. (…) Dans les lougans (champs) de famille ou les petits lougans individuels, on récoltait des citrouilles et du maïs, de grosses courges, des pastèques douces et des haricots à gros grains délicieux. Citrouilles et haricots rampaient et se chevauchaient les uns les autres si généreusement qu’ils en venaient à recouvrir en toutes saisons les toits de chaume, au point d’empêcher la fumée de les traverser pour se répandre dans l’atmosphère. Dans chaque cité, dans chaque petit village se faisaient écho les cris des poules-mâles. Les aboiements des chiens y étaient aussi mélodieux que des sons de trompette, le braiment des ânes n’y offensait point le tympan. (…) A Heli et Yoyo, point de chauve-souris aveuglée par la lumière naissante du jour, allant tout étourdie s’accrocher dans les épines!

Note de fin d’ouvrage consacrée à la notion de temps (p. 349)

La Tradition considère qu’il y a plusieurs sortes de temps: d’abord le « Temps infini intemporel », en fait l’Eternité sans commencement ni fin, demeure de Guéno; ensuite le « Temps temporel divin » (Doumounna), qui couve l’Œuf primordial; enfin le temps temporel humain (heures, jours, semaines, etc.) qui sort de l’Œuf.

Introduction du conte Kaïdara (p. 246)

Chez les Peuls, le monde est divisé en trois pays: le pays de la clarté où logent les vivants, le pays de pénombre où se meuvent les esprits, génies et autres forces surnaturelles, et le pays de nuit profonde, séjour des morts et des futurs naissants. (…) Mais le Peul ordinaire a surtout rapport avec ses lâred’i, génies gardiens qu’il honore sur son autel domestique (kaggu); il y en a douze pour se partager les trois catégories de pasteurs (caprins, ovins, bovins) dans les quatre clans (Bâ, Diallo, Barry, Sow); il en est vingt-huit autres qui correspondent aux jours du mois lunaire. Au-delà, il communique avec les génies du cheptel (Koumen), de la chasse (Kondoron), de l’eau (les Tyanaba et autres génies de fleuves et de mares). Il peut aussi rencontrer divers génies des éléments (feu, vent) ou habitants de collines ou de fourrés dans le diéri (brousse) où le conduit son troupeau au hasard des transhumances. Plus loin, à l’horizon de son imaginaire, se situent les dieux d’origine sur lesquels il greffe les noms de ses enfants: Ham, Dem, Yer, etc.; puis Doundari, Njeddo la calamiteuse ou Kaïdara, émanations de Guéno le Créateur.

Terminons avec l’intervention finale du narrateur, après la conclusion du récit consacré à Njeddo Dewal (p. 239)

Là où m’a trouvé le conte de Njeddo Dewal, là il me laisse. Quant à lui, il poursuit sa route sur l’aile du temps vers des lendemains qui ne cesseront de se renouveler, vers de nouvelles oreilles qui ne cesseront d’écouter, vers de juvéniles intelligences qui ne cesseront d’interpréter, d’adapter, de mettre en pratique. Ainsi marche la vie, à petits pas ou rapidement, à la rencontre de la mort qui, elle aussi, s’approche à petits pas, ou plus rapidement.

2 réflexions sur “CONTES INITIATIQUES PEULS

  1. L’idée d’une jonction potentielle entre « jeux de rôles » et « mythes anciens » est ici vraiment bien exposée. La lecture de cet article est un régal. Ça donne envie de se plonger dans ce livre sur les contes Peuls. Plusieurs psychologues, sociologues et philosophes (par exemple Jean-Pierre Vernant) insistent sur le fait qu’un retour à une transmission par la parole de mythes anciens, serait un support formidable pour permettre aux enfants de retrouver à nouveau des repères éducatifs pour se penser en tant qu’humain, et pour penser le monde qui les entoure. Dans une époque profondément capitaliste, et a-culturelle, l’attrait pour le jeu de rôle, trouve peut-être sa source dans ce besoin justement primitif de se retrouver à nouveau connecté à un fond mythique de soi :)

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